Il est tout sauf évident de se renouveler pour une entreprise industrielle tutoyant les 200 ans d’existence. C’est pourtant le pari que relève sans relâche le producteur vosgien de linge de maison Garnier Thiebaut, porté depuis trente ans par les ambitions et les convictions de son PDG Paul de Montclos, alors que se finalise une phase de transition intra-familiale. Décryptage d’une dynamique unique.
Avec ses 250 salariés et plus de 80 millions d’euros de chiffre d’affaires, Garnier Thiebaut s’est imposé dans un domaine d’activité qui a beaucoup évolué depuis la création de l’entreprise, en 1833. Comment lui avez-vous permis de traverser les dernières décennies ?
Il s’est surtout agi de relever une succession de défis, comme ce fut le cas tout au long de l’histoire de Garnier Thiebaut. A l’origine, le couple de fondateurs a créé de toute pièce cette industrie textile vosgienne, en fournissant le fil nécessaire à l’élaboration des étoffes aux paysans qui travaillaient à façon sur leurs propres métiers à tisser. Par la suite, leurs enfants l’ont déployée en mettant à profit l’arrivée de l’électricité dans ce bassin où l’eau, très acide naturellement, permettait la technique du blanchiment à l’eau. Et au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, où l’usine fut détruite, il a fallu continue de se réinventer, alors qu’il n’y avait plus aucun descendant de la famille d’origine. A mon arrivée au milieu des années 1990, une nouvelle période de crise venait d’être traversée et ma mission était de vendre Garnier Thiebaut dans les trois mois. L’histoire s’est donc écrite autrement, même s’il s’est avéré très vite que se lancer dans une guerre des prix était une stratégie vouée à l’échec, en dépit de notre savoir-faire.
Plusieurs choix stratégiques nous ont alors permis de tracer notre voie. Avant tout, le parti pris de produire des petites séries personnalisées a séduit la clientèle de l’hôtellerie haut-de-gamme. Grâce à ce concept fort, nous avons été en mesure de faire face au déferlement des produits textiles en provenance d’Asie, mais aussi de déployer des collections à destination du grand public, de sorte à lisser notre activité. Cela étant, il est apparu essentiel de nous déployer à l’exportation pour pallier une certaine étroitesse du marché français : nous nous sommes donc mis en quête de marchés très haut-de-gamme, en adoptant une stratégie de niche sans nous perdre dans des marchés de volumes. Au final, nous sommes aujourd’hui perçus comme un fournisseur capable d’adresser des demandes aux Etats-Unis, en Asie (Japon, Hong-Kong, Macao, Singapour) et dans une partie du Moyen-Orient, tout en assurant une mission de conseil pour permettre à nos clients d’utiliser nos produits personnalisés dans des conditions optimales.
Quels ont été vos choix pour mener à bien cette stratégie ?
Nous avons franchi plusieurs étapes clés, à l’image de l’opération de croissance externe conduite aux Etats-Unis en 2010, qui a donné une nouvelle envergure à l’entreprise. En outre, depuis quatre ou cinq ans, nous avons pris le parti d’intégrer en aval l’activité de distribution auprès du grand public, en développant un réseau d’une trentaine de boutiques – la dernière en date ayant été ouverte fin 2024 à Nice. De façon opportuniste, nous examinons la possibilité de continuer d’étoffer ce dispositif, en parallèle des réflexions visant à structurer notre proposition digitale conduites sur fond de crise du Covid. Structurer de la sorte un réseau de boutiques peut paraître contre-intuitif, mais cela a toujours été un peu ma marque de fabrique de prendre le pari d’options que d’autres écartent de leur feuille de route. En tout cas, pour l’instant, le pari s’avère gagnant.
Notre prochain enjeu tient à notre développement à l’exportation, où les démarches sont davantage structurantes. Notre souhait : ouvrir des comptoirs Garnier Thiebaut dans différentes zones géographiques, pour tenir compte aussi de la régionalisation du monde qui s’ouvre devant nous et en jouant la carte de la proximité avec nos partenaires. Le tout en continuant de mettre en valeur notre marque, tout en la maîtrisant dans des emplacements en propre.
Pour chacun de ces développements, nous avons retenu l’option du contact direct avec le client final. Cette démarche nous permet de lui démontrer ce que nous sommes capables de faire et, parfois, de lui ouvrir de nouveaux horizons. Ce « grain de créativité » ou de « folie à la française » est ainsi devenu notre marque de fabrique qui plaît de par le monde.
Ces ambitions sont-elles compatibles avec le fait d’être un groupe familial ?
Sans aucun doute, dans la mesure où nous avons été en mesure d’aligner ces objectifs de développement avec notre structuration interne. Il était d’autant plus indispensable d’organiser en amont la phase de transition capitalistique et managériale qui s’achève au sein de la famille : celle-ci ne devait pas venir perturber chacun de nos gros projets de développement structurants, dont le déroulement nécessite généralement de trois à cinq ans. Cela se passe aujourd’hui sans à-coups, pour que le futur s’inscrive dans la continuité.
D’ailleurs, pendant les trente années que j’ai consacrées à Garnier Thiebaut, qui s’achèveront bientôt, j’ai toujours exprimé la volonté de donner un maximum d’autonomie à mes collaborateurs, pour que l’on identifie collectivement les bonnes réponses à apporter au marché. Bénéficier d’une équipe extrêmement engagée constitue assurément l’une de nos forces, car toute entreprise en déséquilibre permanent se trouve en position de décider son avenir. Rien n’est aussi précieux qu’une perpétuelle capacité de s’adapter.